Heureux qui comme Jeanjean a fait un beau voyage... hépatique
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Oufti quéne afère sur la petite place Hocheporte juste devant l'école qui porte le même nom. Quelle ambiance ! Quelle effervescence ! Pardi, ce n'est pas tous les jours, que nous les potaches de sixième primaire, sommes conviés à partir en voyage. Voyage est un bien grand mot pour une excursion. Oui, aujourd'hui, par une belle journée de juin 1946, nous allons nous rendre à Anvers pour visiter la ville, son port et son zoo.

Renouant avec une tradition interrompue par cinq années de guerre, le vestiaire libéral (œuvre scolaire d'un parti politique participant à la gestion de la ville de Liège) récompense les élèves de sixième primaire, fréquentant les écoles communales de la ville de Liège qui ont réussi les examens de fin d'année d'études, en leur offrant un périple dans la cité du Brabo. Vous comprendrez aisément que pour nous c'est une véritable aubaine, que dis-je un cadeau royal. Vous vous rendez compte, partir, seul, loin de chez soi, avec les copains, pendant toute une journée. Cela ne nous était jamais arrivé, alors que maintenant les marmots de maternelle excursionnent à gogo.

Nous piaffons d'impatience en attendant l'arrivée des autocars qui doivent nous transporter. Il y en aura deux, car l'école des filles d'Agimont est également du voyage. Enfin, dans un vrombissement assourdissant et enveloppés d'un nuage de fumée noire, ils débouchent de la rue de l'Académie. Faisant grincer les boîtes vitesses, ils roulent presque au pas dans la montée pentue du virage qui donne accès à la Place Hocheporte. Ils ne ressemblent à rien aux  autocars de luxe type royal class qui sillonnent, de nos jours, les réseaux autoroutiers. Mieux, un autobus du Tec aurait fait figure d'avant-gardiste. Néanmoins, nous sommes contents de grimper, en nous bousculant, et de prendre place dans ces engins conçus, montés et équipés avant la Seconde Guerre mondiale. Si mes souvenirs sont bons, un des deux autocars était équipé d'un système de refroidissement posé sur le toit juste au-dessus de la cabine du chauffeur.

Enfin, bien installés, nous attendons l'ordre du départ. Dans un tressaillement de toute sa carrosserie, notre autocar démarre, lentement mais sûrement. Pas question d'atteindre des vitesses vertigineuses, car le moteur ne le permet pas et de plus nous devons emprunter un itinéraire comportant des routes étroites, recouvertes de pavés où, par endroits, on découvre encore des séquelles de la guerre. L'ambiance est bonne, on rit, on blague, on chante, on chahute un peu les instituteurs. Nous sommes quelques-uns à entourer Georges parce que sa maman l'a doté d'un généreux viatique de voyage comportant quelques gâteries, dont une grande boîte de succulentes pralines que Georges distribue allègrement à la ronde. Nous nous pourléchons les babines et, en un temps record la boîte est vide.

Passant par Tongres, nous nous dirigeons vers Hasselt. Une première halte s'impose, car l'autocar des filles à un pneu crevé qu'il faut remplacer. Les gommes des pneus, non plus, n'est pas de grande qualité. En fait, ce sont presque tous des pneus rechapés. Après réparation, nous prenons la direction de Montaigu ou Scherpenheuvel si vous préférez la dénomination néerlandaise, célèbre pour un pèlerinage à la basilique, mais aussi, ce qui nous intéresse le plus, pour ses petites couques, genre pain d'épices, qui ont un goût d'anis. Nous nous empressons d'en acheter que nous avalons avec gourmandise.

Nouveau départ pour nous rendre à Lierre (Liers). Georges nous gave de bonbons, extraits d'une boîte sortie d'un petit sac comme par enchantement. À Lierre, nous contemplons la tour Zimmer, ouvrage de grande valeur. Nous admirons les cadrans fixant diverses périodes horaires et des sphères retraçant la course des astres principaux. Un appel des maîtres et tout de suite nous remontons dans les cars. Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais chaque fois que nous faisons une petite étape et qu'à la fin nous réintégrons le car, nous sommes tous pris de fringales. C'est ainsi qu'arrivés à Anvers, nos provisions de route ont fondu comme neige au soleil.

À Anvers, tout de suite, à peine descendus du car, nous nous rendons au zoo, afin de rendre visite aux animaux. Je n'en ai pas un souvenir impérissable étant donné qu'elle s'est effectuée en vitesse par manque d'animaux. Beaucoup de cages vides, surtout celles des félins. Dans l'une d'elles, nous avons trouvé un vieux lion, tout endormi, ne réagissant même pas à toutes nos facéties pour tenter de lui faire ouvrir ne serait-ce qu'un œil. Nous sommes quand même parvenus à obtenir un bâillement. Si nous étions venus un an plus tôt, on aurait pu admirer dans toutes ces cages de drôles de pensionnaires. En effet, ce sont en ces lieux que furent incarcérés, afin de les protéger de la vindicte populaire, tous les inciviques notoires, qui avaient fricotés de différentes façons avec l'occupant allemand. À la place de cacahuètes, on aurait bien aimé  leur lancer des œufs et des tomates pourris.

Au risque une nouvelle fois de me répéter, étais-je sans doute obnubilé par la bouffe comme la plupart de mes camarades d'ailleurs, les visites, cela creuse malgré ce que nous avons déjà ingurgité pendant le voyage. Aussi, à la sortie du zoo, nous avons une faim de loup et pour l'apaiser, nous nous rendons au restaurant de la Sarma, grand magasin situé au centre d'Anvers.

Là on nous sert un copieux repas composé d'un potage aux tomates, d'un beefsteak frites salade et d'une glace pour dessert. Repus, nous sortons du restaurant. À la devanture du magasin une accorte demoiselle, nous propose, exposés sur un plateau, une sorte de gâteau pudding, couleur chocolat  parsemé de petits raisins, le tout parfumé au rhum. Nous sommes tentés, malgré nos estomacs bien remplis. Nous ne résistons pas longtemps à l'envie d'acheter cette pâtisserie que nous avalons goulûment et qui nous tombe sur l'estomac comme un pavé dans une mare.

Les autocars nous attendent pour nous conduire vers le port où  nous attend le Flandria, ancien chalutier, transformé en bateau d'excursions. Nous montons péniblement à son bord et nous nous affalons sur les banquettes afin de digérer quelque peu. À peine installés que déjà l'équipage largue les amarres. Le bateau s'éloigne des quais et nous voilà partis pour une croisière sur l'Escaut. Nous quittons nos banquettes pour nous accouder au bastingage afin d'admirer le paysage qui défile sous nos yeux. Au passage nous reconnaissons au loin les flèches de la Cathédrale. Ensuite nous remarquons les installations portuaires avec ses hautes grues dont les énormes mâchoires semblent dévorer les entrailles des navires accostés à leurs pieds.

Au fil de l'eau, un mal de tête commence à pointer et je ressens de mauvaises sensations. Je quitte le bastingage pour m'asseoir ou plutôt m'affaler sur la banquette. Le paysage ne m'intéresse plus et ne pense qu'à une chose, retrouver au plus vite le plancher des vaches. Vœu exaucé après une demi-heure de calvaire. Descendu sur terre, plus je marche, plus le mal s'amplifie accompagné de nausées. Mordant sur ma chique, je me dis que la journée est  presque terminée, et que bientôt nous allons reprendre la route pour Liège. Content de retrouver les sièges de l'autocar, je me laisse aller pensant que les cognements dans la tête  vont cesser. Erreur ! Grosse erreur ! Les trépidations du moteur plus les cahotements du véhicule font que la douleur empire. J'ai l'impression que mon cerveau barloque dans la tête comme la mie, détachée de la croûte, des mauvais pains que nous mangions pendant la guerre. Dans un semi-coma, j'entends avec effroi que la visite continue et que nous allons emprunter le tunnel routier passant sous l'Escaut. À l'époque c'était une attraction. Nous faisons donc la traversée en autocar, puis à la sortie du tunnel, on nous fait descendre et on nous invite à faire pédestrement le chemin inverse. Je marche comme un zombie dans la lumière blafarde. Chaque pas sur les petits pavés envoie d'infernales ondes de choc jusqu'au sommet de mon crâne. À la sortie du tunnel, nous récupérons notre autocar et prenons la route pour rentrer à Liège.

Mais quel voyage de retour ! Quel calvaire ! Assis près d'une fenêtre entr'ouverte j'aspire goulûment un peu d'air. Je suis comme un pantin, une véritable loque au teint verdâtre. Les cahots du véhicule me font souffrir. Croyant bien faire, mon petit copain Joseph me propose un morceau de chocolat que je m'empresse de refuser avec dégoût. Tant bien que mal ou plutôt tant mal que bien, on se rapproche poussivement de Liège. Je suis à la dérive. Encore un petit effort Jeanjean, la délivrance est pour bientôt. Nous descendons la côte d'Ans, la rue Sainte marguerite, nous montons la rue de l'Académie puis nous abordons la Place Hocheporte où maman m'attend.

Un timide petit signe d'au revoir aux copains, nous montons un petit bout de la Montagne Sainte Walburge et enfin nous voilà à la maison. Au moment où maman me demande si je me suis bien amusé, tout explose au milieu  de la cuisine : chocolats, bonbons, couque de Montaigu, repas de la Sarma ainsi que le pudding. Un vrai déluge. Avec délicatesse, maman masse mon petit estomac torturé. Vite au lit, une bonne nuit me fera le plus grand bien, car demain il faut être dispos pour la remise officielle des certificats de fin d'études primaires.

Seulement voilà, le lendemain matin, impossible de me lever, cela cogne de plus belle dans la tête à chaque déplacement de mon corps, le blanc de mes yeux vire au jaune. Mauvais signe ! Résigné je renonce à me lever et à m'habiller pour me rendre à la remise des prix. Maman fait appel à notre  médecin traitant. Après auscultation, le verdict tombe : forte crise hépatique et quatre jours de lit.

Ce sont des copains qui en me rendant visite m'ont remis mon certificat d'études. Ils se sont bien gardés de ne pas me chanter  « Valeureux liégeois », chant, que je devais interpréter avec eux lors de la cérémonie de remise des prix. Ce voyage est bien ancré dans ma mémoire et malgré les avatars de fin de parcours, ce fût quand même une belle journée passée avec mes copains et que j'ai eu le grand plaisir de vous conter.

Jean de la Marck