Les deux pieds dans le four
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L'histoire que je vais vous conter se situe fin de l'année 1943. J'ai 9 ans ! Notre pays est toujours sous le joug de l'occupation allemande avec toutes les restrictions qui l'accompagnent.

Jean-Jean, il est grand temps de te lever ordonne Maman d'un ton empreint de sévérité. C'est la deuxième fois qu'elle m'appelle. Mais, je suis si bien dans mon petit lit douillet, mes petits pieds bien au chaud sur la pierre réfractaire encore tiède de la veille, lorsque maman, au moment du coucher, l'a passée tout le long de la literie afin de la réchauffer tant il faisait froid dans la chambre à coucher.

Enfin puisqu'il le faut et avant de subir un troisième rappel à l'ordre, je m'extirpe avec difficulté de la couche. Je me retrouve tout de suite debout, frissonnant dans cette grande chambre tellement froide que les vitres des fenêtres sont givrées de l'intérieur. Les cristaux de gel ainsi déposés sur les vitres ont formé de petits rideaux de dentelle. Il est vrai qu'à l'époque, on ne connaissait pas le double vitrage. Figé, ne pouvant bouger, sous l'action du froid, je suis pris d'un besoin urgent et irrésistible de faire pipi. Pas question de me rendre aux toilettes en pyjama, car elles se trouvent dans une cabane au fond d'un jardin-cour. C'est dans un moment pareil que l'on réalise la justesse de l'expression bien de chez nous « aller à la cour ». Expression qui de nos jours a plutôt tendance à disparaître étant donné, que je vois mal un bambin d'aujourd'hui dire « je vais à la cour » alors que les toilettes se situent dans l'appartement. Bref, ma solution afin de m'éviter un déplacement un peu trop fastidieux, est de plonger sous le lit pour en sortir un magnifique vase de nuit ou pot de chambre, si vous préférez. Récipient salvateur, au bord arrondi, muni d'une anse (inutile d'en placer deux) et décoré de petites fleurs bleues, qui me permet de vider ma petite vessie tout engorgée.

Soulagé, je quitte bien vite les lieux, pour me rendre dans la cuisine. Grande pièce qui nous sert de cuisine et de salle à manger, et dans laquelle l'élément le plus important est la cuisinière parce qu'elle procure le chauffage et sert à la préparation des repas. Elle fonctionne au charbon. Combustible un peu oublié de nos jours, mais qui pourrait amorcer un retour au vu de la cherté des produits pétroliers et de l'électricité.

Après, un brin de toilette, vite fait bien fait, au robinet d'eau froide de l'évier installé sur le palier de la cage d'escalier, je m'habille en quatrième vitesse pour venir m'installer, sur une chaise, devant la grande cuisinière. Tout en mangeant une tartine de mauvais pain, à la mie toute collante, « plaquée » d'une couche de sirop, jambes tendues j'ai les deux pieds bien enfouis et bien au chaud dans un de ses deux fours. Vu l'heure matinale, elle n'a pas encore eu le temps de diffuser une douce chaleur dans la pièce. Installé comme je suis, j'ai chaud devant et froid dans le dos. Telle est ma ration de chaleur matinale de tous les jours d'hiver avant de chausser mes gros brodequins cloutés pour me rendre à l'école.

Plus tard, lorsque la neige, aura recouvert d'un blanc manteau le pré des Pères et la plaine de jeux de Naniot et que j'irai en traîneau avec des sabots en bois aux pieds, c'est encore avec un plaisir décuplé que j'introduirai, à la rentrée de mes escapades hivernales, mes petits petons tout gelés dans le four à la chaleur bienfaisante en veillant bien de ne pas les faire cramer près du pot rougi de la cuisinière.

Jean de la Marck