Notre Sauvenière
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Je suis sûr et certain que beaucoup de Liégeois ont eu un petit pincement au cœur en apprenant la fermeture définitive de la piscine des bains et thermes de la Sauvenière. On la savait moribonde depuis quelque temps, mais on espérait toujours à coup de soins palliatifs la prolonger quelque peu. Inexorablement la vétusté de son matériel a eu raison de son combat pour se maintenir à flot et continuer à satisfaire une clientèle ô combien fidèle.

Affiche de promotion pour les Bains de la Sauvenière
Une affiche de promotion de 1942

Je me souviens très bien de la naissance de cette vénérable dame. C'était en 1942, année de son ouverture. Mon oncle Louis m'avait invité à l'accompagner pour lui rendre une petite visite aquatique. En arrivant près d'elle, je fus impressionné par le bâtiment qui la protégeait. Imposant, moderne, avec sa façade toute vitrée agrémentée de pavés bleus et de plaques de marbre noir. Sa haute silhouette se détachait de la grisaille des bâtiments environnants. On hésitait à franchir la grande porte d'entrée vitrée, située entre les deux grandes sorties de la gare d'autobus, tant le lieu semblait sacré. Dans le hall d'entrée, il y avait foule. Dame, ce n'est pas tous les jours que l'on assiste à la naissance, pendant la période troublée de la guerre, d'un piscine couverte, la plus belle de Belgique, tant attendue depuis la disparition, en 1919, des Bains Grétry du Boulevard d'Avroy.

Façade de la piscine de la Sauvenière, sur une carte postale de 1942
Façade du bâtiment, en 1942

Les gens se pressaient aux deux guichets, installés de chaque côté d'un grand escalier, pour obtenir le précieux sésame donnant accès aux cabines de déshabillage situées aux quatrième et cinquième étages. Pour y monter, on avait le choix entre deux ascenseurs ou l'escalier qui grimpait jusqu'au sixième étage. Après avoir enfilé un « caleçon de bain » et déposé ses habits au vestiaire, on devait obligatoirement passer par le tunnel des douches. En fait, il s'agissait d'un véritable « car-wash ». L'eau sous pression giclait de partout pour arroser toutes les parties du corps, au-dessus, sur les côtés et en dessous. Bref, on était « nickel » quand on en sortait. Moi, petit garçon de 8 ans cela me faisait peur, car je n'y voyais goutte, façon de parler bien entendu.

Après la douche, on pouvait enfin accéder au vaste hall des bassins de natation, impressionnant par son volume et la clarté qui descendait de son dôme en béton translucide ainsi que des larges baies vitrées ouvertes dans les murs latéraux. Une particularité résidait en la mise à disposition dans un même hall, de deux piscines sur des niveaux différents : un grand bassin de 33 mètres 33 de long, 14 mètres de large pour une profondeur allant de 1 mètre 20 à 3 mètres 6O, et un petit bassin de 25 mètres sur 15 pour 90 centimètres de profondeur, comportant de larges marches permettant de descendre progressivement, de barboter et de faire des « filantes ».

Façadae de la piscine de la Sauvenière, en 2011
Façade du bâtiment, en 2011

Comme je ne savais pas nager, mon oncle Louis me conduisit directement vers le petit bassin. Mon premier contact avec « la Sauvenière » s'est donc soldé par un barbotage assis sur les grandes marches dans 40 centimètres d'eau. Sans aide, il n'était pas question de m'aventurer plus loin. Ce jour-là, il faisait beau et les rayons du soleil qui entraient à profusion par une grande baie vitrée, donnant sur la Place Xavier Neujean, faisaient scintiller les vaguelettes comme du cristal. J'étais bien, j'étais heureux d'être là simplement admirant toute une activité nautique autour de moi. Je n'aspirais qu'à une chose ! Bien vite apprendre à nager ! Ce ne fut pas très facile au grand dame de mon pauvre papa.

Des enfants en maillots de l'époque, à la piscine de la Sauvenière
Maillots de l'époque

Souvent j'allais à la piscine en sa compagnie. Il nageait à la perfection. Par habitude, lorsqu'il sortait des douches, il montait sur le petit tremplin, bombait le torse, s'élançait, et d'une battue prenait son élan pour plonger dans les 3 mètres 6O du grand bassin. En 1942, la qualité des maillots ou « caleçons » n'était pas celle que nous connaissons aujourd'hui. Bien souvent ils étaient tricotés avec de la laine ou du coton. Mouillés, ils ne collaient pas toujours bien au corps et pour peu d'avoir un élastique un peu lâche, il était fréquent de relever son « caleçon » à chaque sortie de l'eau. Pour cette raison, beaucoup d'hommes portaient encore le maillot de corps à bretelles. Et voilà qu'un jour, mon père, fier comme « Artaban », sort de la douche, monte sur le petit tremplin, prend son élan puis d'une battue s'élève dans les airs pour effectuer un plongeon frisant la perfection sous mon regard admiratif. La vitesse de pénétration dans l'élément liquide combinée avec le poids de la laine mouillée et un élastique pas trop serrant ont provoqué une descente de « caleçon » le long de ses jambes. Relevant ses doigts de pieds juste à temps, il put, en toussant et crachotant, le récupérer avant qu'il ne disparaisse dans le fond du bassin. J'étais plié en deux de rire. Lui par contre ne rigolait pas en remontant à la surface de l'eau.

Dans le petit bassin, mon père m'enseignait l'ABC de la brasse dont les mouvements, pour un débutant, sont très difficiles à coordonner. Mais, avant la leçon, il me faisait sauter dans les 90 centimètres de profondeur. Cela prenait un certain temps vu mes hésitations. C'était du « j'y va ti  ou j'y va ti pas ». Lui, dans l'eau, les bras tendus vers moi, m'exhortait à sauter tout en me promettant de m'acheter un soldat de plomb. Après plusieurs séances de ce type, il a fini par renoncer. Cela voulait dire de me débrouiller tout seul. C'est ce que j'ai fait en continuant à me rendre régulièrement à la piscine. Puis un jour ! Miracle ! Assis sur l'escalier, j'ai placé mes pieds sur une contremarche puis telle une torpille, je me suis propulsé jusqu'au milieu du bassin. Ébahi !  Surpris par mon audace, je recommence l'opération pour me persuader que je ne rêve pas. C'est à ce moment que j'ai esquissé les mouvements de la brasse en traversant tout le bassin. Enfin, je nageais !

Des enfants dans la piscine de la Sauvenière
Le grand bassin

Du coup, je n'avais plus qu'une idée en tête ; nager dans le grand bassin. C'est d'un air triomphant que je gravis les escaliers menant à celui-ci. Doucement, je me glissai dans le 1 mètre 20 puis rasséréné m'élançai vers le cordon délimitant la limite où l'on avait encore pied. J'étais fier. Je sautais les étapes. Déjà, je zieutais le petit tremplin ainsi que le grand appelé « Girafe » installés au bord des 3 mètres 60. Je me voyais exécuter le saut carpé ou celui de l'ange sous les regards approbateurs des maîtres-nageurs tout de blanc vêtus comme « Monsieur Propre ». Mais là, je rêvais éveillé, car il y avait encore beaucoup de longueurs de bassin à accomplir avant d'évoluer comme un poisson dans l'eau.

Au fil du temps et au fil de l'eau, je prenais de plus en plus d'assurance. Je nageais la brasse, le crawl et même un peu le papillon. Vint alors la libération de la ville par les troupes américaines. Les bains furent envahis par de sympathiques GI'S, surtout le dernier étage où se trouvait un dancing à l'enseigne de « l'escale bleue ». Là-haut, les soldats trouvaient un peu de détente dans une ambiance très swing.

Piscine de la Sauvenière
Le petit bassin

Devenu adolescent, j'ai continué à fréquenter la piscine, avec l'école pendant la semaine et le samedi après-midi pour mon propre compte. Ce jour-là, j'y restais de 14 h à 18 h, pas toujours dans l'eau bien entendu. Je rencontrais des copains et des copines. On nageait plusieurs longueurs de bassin, puis on faisait les petits fous devant les demoiselles. Pour les épater, chacun y allait de son petit numéro acrobatique ou burlesque. Le plus apprécié était celui qui consistait à sauter de la « girafe » en se tenant bien droit et en pédalant des jambes comme si l'on était sur un vélo, il ne manquait que le parapluie ouvert pour agrémenter le gag.

Après toutes nos exhibitions clownesques, on s'installait, fourbus, sur les banquettes de repos entourant la piscine pendant que les filles se séchaient les cheveux aux prises d'air chaud situées dans les parois latérales. On se racontait la dernière blague, on entamait un flirt tout en prenant rendez-vous pour une séance de cinéma le lendemain après-midi.

Le grand bassin, vidé, en 2011
Le grand bassin, vidé, en 2011

Un dernier saut dans la flotte avant de réintégrer les vestiaires, puis habillés, les yeux rougis par le chlore et la peau des mains toute plissée par le bain prolongé, on grimpait au sixième étage pour aller nous installer sur les sièges des galeries latérales, après avoir traversé la terrasse de la brasserie faisant face au hall. De notre position élevée, on pouvait contempler les différents types de comportement des nageurs et plongeurs. En s'accoudant sur la rambarde, on observait le travail d'un maître-nageur donnant une leçon de brasse à un débutant. Celui-ci était soutenu sur l'eau au moyen d'un harnais relié à un câble fixé sur une poulie que le maître-nageur manoeuvrait de la main gauche tandis que de la main droite, munie d'un long bâton, il corrigeait les mouvements de l'apprenti nageur en toute sécurité.

Il serait difficile et fastidieux de dénombrer le nombre de petits liégeois et de petites liégeoises qui ont fréquenté et ont appris à nager à la Sauvenière. Combien sont devenus des champions grâce à la compétence des maîtres-nageurs et des entraîneurs mis à disposition par des clubs tels : le Cercle des Bains Grétry, Le Standard Natation et le Mava Club.

Pendant plusieurs années, j'ai continué à nager à la Sauvenière, puis au fil du temps, j'ai opté pour un autre sport que la natation. Pourtant, marié et père de famille j'y suis retourné quelques fois avec mes enfants.

Maintenant qu'elle est définitivement fermée, on peut, avec une certaine mélancolie, fermer le grand livre de « La Sauvenière ». A quand la construction d'une autre grande piscine ?

Jean de la Marck